L’évaluation socio-économique
Dans le domaine des transports, le choix des investissements a un impact très important sur le développement économique et social, mais aussi sur les finances publiques. Les autoroutes, les routes, les voies ferrées classiques et à grande vitesse, les aéroports, marquent durablement l’évolution et le développement du territoire. Les choix effectués aujourd’hui engagent donc l’avenir et sont porteurs d’irréversibilités.
Plusieurs questions de base doivent d'abord trouver réponses, de manière parfois différente d'un pays à l'autre :
• comment justifier des dépenses d'investissement pendant plusieurs années par des avantages qui n'apparaîtront que bien après, et souvent répartis sur plusieurs décennies ?
• pourquoi s'engager lourdement aujourd'hui pour un bénéfice lointain, au bilan incertain ?
• quel prix attache-t-on au futur par rapport au présent ?
• que pourrions-nous faire de l'argent disponible si on ne réalisait pas la LGV souhaitée ?
Certaines réponses rejoindront sûrement l'aire de la politique et des idéologies, particulièrement en ce qui concerne la quatrième question. À cela s'ajoute plusieurs notions à prendre en compte.
La notion de risque permet d'analyser que si les investissements à consentir au présent sont connus lors des calculs, les profits futurs à retirer de l'investissement sont moins certains, car personne ne peut prévoir le futur avec certitude (2008, crise financière mondiale; 2020, crise sanitaire ; 2022, crise de l'énergie et guerre en Ukraine, par exemple).
La notion d'incertitude est relative par exemple à la dérive du coût des péages ferroviaires (fortement corrélé à la politique gouvernementale), aux coûts de l'énergie et aux coûts du personnel (indexation des salaires selon l'environnement économique). Les hypothèses d'inflation et de dérive spécifique de certains prix ou coûts inluencent aussi le résultat du bilan économique selon la durée sur laquelle on fait les calculs.
La science économique n'est pas à l'abris de certaines erreurs fondamentales. Les taux d'inflation, par exemple, sont régulièrement utilisés pour la planification de projets à long terme, sans tenir compte d'incertitudes qui sont évidemment difficiles à évaluer. En Allemagne, le plan BVWP 1992 décrivait, sur la base du boom économique vécu au moment de sa publication, une hypothèse de croissance économique moyenne de 5,9% en Allemagne de l'Est et de 2,3% en Allemagne de l'Ouest jusqu'en 2010. L'ouverture importante de l'Europe en 2004 à une dizaine de nouveaux États membres avait généré l'idée de très gros flux Est-Ouest, qui finalement n'eurent pas lieu.
La notion de coût
Elle implique d'étudier structures de coûts avec celles d'autres modes de transport et d'analyser dans quelle mesure ces structures de coûts sont fixes ou variables en fonction du système. Le transport guidé, en particulier lorsqu'il est conçu pour des vitesses d'exploitation élevées, se caractérise par des coûts fixes considérables. Cela est dû, d'une part, aux investissements élevés dans l'infrastructure ferroviaire, typiques du système, et, d'autre part, à l'importance des ressources humaines et organisationnelles nécessaires à la mise à disposition du réseau.
Des coûts fixes d'infrastructure élevés sont inévitables. Si l'on distingue les coûts fixes et les coûts variables du point de vue du système, on constate que la plupart des coûts sont déjà générés et fixés lors de la construction d'un projet. Les coûts variables sont ceux de l'énergie (mais pas de la mise à disposition d'énergie), de la maintenance et, dans une certaine mesure, du personnel.
Dans l'hypothèse d'une durée d'exploitation de 35 ans, ces coûts, y compris les dépenses pour le matériel roulant, représentent entre la moitié et les deux tiers de toutes les dépenses encourues pendant la période considérée. Une longue durée d'exploitation calculée réduit certes les amortissements annuels de l'infrastructure, mais des réinvestissements importants sont à prévoir après 20 à 30 ans d'exploitation, notamment pour le matériel roulant, les installations électriques et la technique de gestion.
En Allemagne, les coûts d'exploitation du transport ferroviaire sont classiquement dominés par les coûts de personnel et de maintenance. Dans les nouveaux projets ferroviaires allégés, il est possible, grâce à une automatisation poussée des processus organisationnels et techniques, de réduire les frais de personnel à moins de 25% des coûts d'exploitation, mais cela dépend de beaucoup de facteurs. Les frais de maintenance peuvent également être réduits grâce à une bonne planification et à une série d'outils de diagnostic, mais ils continuent de représenter la plus grande part des coûts d'exploitation en raison de l'usure typique des LGV.
Les choix techniques sont aussi importants à analyser dans la structure des coûts. L'exemple de la voie sur dalle montre que, malgré des coûts d'investissement plus élevés, ce type de construction est apparu comme une alternative plus avantageuse sur l'ensemble du cycle de vie. Par rapport à la superstructure conventionnelle sur ballast, elle garantit une bonne stabilité de la voie, même en cas de sollicitation dynamique élevée et de trafic important. Ainsi, non seulement la durée de vie de ce sous-système peut être considérée comme plus longue, mais les frais d'entretien de l'infrastructure se sont avérés nettement moins élevés. En Europe, tout le monde ne semble pas avoir adhéré à ce constat et les voies sur dalles sont rares (HSL-Zuid aux Pays-Bas).
De leur côté, les coûts de l'énergie ne jouent pas le rôle qui leur est régulièrement attribué dans le débat politique. Selon le concept d'exploitation choisi, ils ne représentent qu'un peu plus de 10% des coûts d'exploitation ou 5% des coûts totaux du projet, y compris la part d'impôts comprise dans ce poste.
Méthodes d'évaluation
Parmi les nouvelles LGV, il convient de distinguer certains projets profitables pour la société d'autres qui le sont beaucoup moins. En France, deux grandes méthodes d’évaluation sont disponibles pour permettre cette distinction :
• la méthode du critère unique (l’approche monétaire) ;
• les méthodes multicritères (approche non monétaire).
L'analyse socio-économique (dite aussi « analyse coûts-avantages ») appartient à la première catégorie, l’analyse multicritères à la seconde. La première a l’avantage d’homogénéiser des données disparates et de faire apparaître les surcoûts pour la société, mais elle nécessite une grande technicité, ce qui peut conduire à une certaine opacité, et elle ne répond pas à la question de savoir s’il existe des solutions alternatives.
La seconde méthode tient compte explicitement des différents critères et des opinions de l’ensemble des parties prenantes, mais ignore les coûts et laisse place à beaucoup plus d’arbitraire dans la pondération des critères. De ce fait, l’évaluation socio-économique est la plus employée au niveau international pour l’évaluation ex ante et ex post des investissements destinés aux infrastructures de transport.
Cependant, d'autres critères détaillés doivent être pris en compte. Il faut ainsi calculer le volume de trafic attendu par rapport aux options offertes par d’autres modes de transport sur le même itinéraire, en reproduisant mathématiquement le comportement des voyageurs. Pour déterminer les facteurs d'influence les plus importants, les différents inducteurs de coûts doivent en outre être identifiés. Il faut donc simuler à la fois l'impact de mesures opérationnelles individuelles sur le succès d'un projet, ainsi que les effets des changements sociaux, juridiques, conditions financières et politiques, par exemple en raison de la hausse des prix de l'énergie ou de fortes fluctuations des taux d'intérêt. En calculant différents scénarios, on peut identifier et évaluer les risques financiers potentiels.
Faire un benchmark entre pays reste cependant difficile. En France, afin d'atteindre des taux de couverture des coûts élevés, SNCF Réseau ne comptabilise pour un projet de nouvelle construction que les investissements qui sont directement liés à la construction. A l'inverse, en Allemagne, les travaux de transfromation importants sont pris en compte comme des investissements de la grande vitesse afin de maintenir le degré d'investissement de la DB Netz AG à un niveau élevé.
À cela est venu se rajouter ces dernières années l'urgence climatique, qui bien évidemment englobe toute l'aire politique et son côté quelque peu irrationnel tel le positionnement basique "pour" ou "contre" telle ou telle infrastructure ("stop béton", décroissance...). Divers scénarios doivent alors tenir compte d'une éventuelle influence de cette "irrationalité" sur les comportements de mobilité des individus (comme le 'slow travel'...), ce qui nous ramène au paragraphe précédent.
En définitive
Il n'entre pas ici l'intention de faire un cours d'économie des transports. Retenons, pour reprendre un des résumés de l'excellent livre "Grande Vitesse Ferroviaire" de Michel Leboeuf (Cherche-Midi, 2013), que les investissements ferroviaires sont évalués par des bilans économiques différentiels par le biais desquels ils sont comparés à une situation de référence. On ajoutera que la lecture de la littérature économique montre que rien n'est figé.
L'économiste français Yves Crozet explique que les résultats du calcul économique ex-ante ne doivent pas être pris pour argent comptant. Il n’est pas rare d’observer que les porteurs de projets gonflent les trafics attendus et sous-estiment les coûts de construction. À cela, il faut rajouter que des commissions d'experts divers ont, au fil des connaissances, affinés certains calculs, modifiés d'autres ou en ont rajouté de nouveaux, lesquels font eux-mêmes l'objet de révision. On s'en tiendra à cela...
Depuis les années 1980 déjà, on observe un recentrage de l'État, des Länder, des Régions et des communes sur leurs tâches principales et, par conséquent, un détachement des participations de l'État dans le financement de certaines infrastructures, ou du moins jusqu'à un certain niveau minimal. Cependant, la grande vitesse ferroviaire reste un marqueur politique fort de la modernité et du volontarisme en matière d’aménagement du territoire. Mais il y a des différences majeures entre pays et continents, et entre opérateurs historiques.
Autofinancement
Dans certaines circonstances, le train à grande vitesse peut redevenir, entre grandes métropoles, un service commercial autofinancé . Ce fut le modèle du Paris-Lyon qui a servi de base au développement du réseau en France. En Espagne et en Italie, la géographie urbaine a aussi aidé au développement de la grande vitesse ferroviaire même si les contextes économiques et politiques diffèrent.
L'État à la rescousse
Dans de plus en plus de situation, la couverture des coûts par les seules recettes, même à long terme. Après les succès de la ligne Paris-Lyon ouverte en 1981 en France, tous les élus locaux avaient rêvé de bénéficier d’une desserte TGV, notamment pour rejoindre Paris. Mais comment financer des lignes nouvelles, par définition moins rentables que les précédentes puisque le réseau a été d’abord réalisé sur les segments les plus porteurs, s’interroge l’économiste Yves Crozet ?
Comme l’ont montré de nombreux travaux sur les cas français (Delaplace 2012) ou espagnols (Albalate 2013, Graham 2014), les impacts des dessertes TGV sont le plus souvent circonscrits aux territoires proches des gares, et l’ampleur des effets est invisible sur les PIB régionaux. Les effets d’entraînement locaux, quand ils existent, sont conditionnés à la présence d’autres facteurs préexistants. Cela n'a pas empêché de voir apparaitre en Frace des CIADT, CIACT ou SNIT pour faire le tri et tenter d'énumérer des priorités.
Commes ces cas sont politiques, les pouvoirs publics devaient suppléer. En France, rappelle l'économiste Yves Crozet, le raisonnement fondateur de la loi « Pacte ferroviaire » de 2018 était que le système TGV était arrivé à la maturité et qu’il allait dégager des excédents autorisant des subventions croisées, notamment au bénéfice du réseau. Ce schéma est aujourd’hui obsolète : le modèle économique de la grande vitesse repose désormais sur les financements publics pour les infrastructures mais aussi à terme pour l’exploitation. L'autofinancement, c'est fini...
Cela impliquait que les gouvernements financent la totalité des coûts d'investissement et assume le rôle de promoteur et de propriétaire à long terme. Il s'agit du modèle le plus populaire à ce jour pour lever des capitaux pour une ligne à grande vitesse. Environ 40 % de l'infrastructure ferroviaire de l'UE ont été financé par une combinaison d'aide directe de l'État et de financement par les compagnies ferroviaires nationales (comme en Italie et en Allemagne). Ce fut le cas aussi en France (TGV Méditerranée, LGV Est, TGV Rhin-Rhône), en Belgique, en Espagne et en Italie.
L'Europe à la rescousse
Depuis la création de l'UE, les fonds communautaires ont commencé à jouer un rôle de plus en plus important, notamment pour les projets internationux reliant des États membres. Les contributions de l'UE se font via le budget alloué au programme du réseau transeuropéen de TGV (à l'origine les RTE12 et RTE-T 13) et/ou via le Fonds structurel et le Fonds de cohésion, tandis que la Banque européenne d'investissement (BEI) accorde également des prêts.
Ce modèle implique un financement partagé entre différentes entités publiques (comme pour le TGV français). Les contributions de la Commission européenne sont généralement justifiées par les avantages qu'elles procurent à la région, au-delà du pays concerné, grâce aux services fournis. Le montant de ces contributions était toutefois souvent controversé et avait depuis fait l'objet d'une réorientation des financements des sources européennes vers les sources nationales et locales.
Pour le financement de l'infrastructure ferroviaire, il existe plusieurs possibilités au niveau européen :
• CEF ("Connecting Europe Facility", limité au réseau central RTE-T, soutenant également des "instruments financiers" innovants comme les obligations de projet, etc.) ;
• EFSI ("European Fund for Structural Investments", qui n'est pas vraiment un fonds, mais un "instrument financier" permettant de mobiliser des fonds privés) ;
• Fonds structurels, y compris le FEDER (Fonds européen de développement régional) - Fonds de cohésion (uniquement pour les "pays de la cohésion" de l'UE, fonds important, mais également dédié à d'autres projets de transport (par exemple, routier) et à l'environnement) ;
• IPA ("Instrument de préadhésion" pour préparer les "pays candidats" à l'adhésion à l'UE).
L'Allemagne a pu compter sur certains fiancements de l'Europe, dès l'instant où on se situe dans le cadre d'un corridor RTE-T ou moyennant certains critères. Le projet de ligne nouvelle Berlin-Nuremberg a été évalué avec un facteur coûts-avantage de 2,2 par les experts européens.
L'aide des régions
Depuis la réalisation de la LGV Est (2007) et de la LGV Rhin-Rhône (2011), la tendance en France est à une forte participation des collectivités locales au financement des projets de LGV. L'ex-RFF, devenu SNCF Réseau, ne finance plus la totalité des projets. La participation des collectivités locales a atteint 26 % du financement pour la LGV Est et 28 % pour la LGV Rhin-Rhône. La décentralisation, le retrait de l’Etat et l’interdiction pour SNCF Réseau de financer des projets qui dégraderaient ses comptes l’expliquent.
Pour la LGV-Est, le montage avait un caractère novateur en ce qu’il a associé 15 collectivités territoriales avec l’État, Réseau ferré de France (RFF), ainsi que l’Union européenne et le Grand-Duché de Luxembourg. Tant RFF que la SNCF doutaient de la rentabilité de cette ligne nouvelle entre Paris et Strasbourg. Le nombre élevé des parties prenantes et la diversité des intérêts politiques a conduit à certaines incohérences, comme la gare lorraine située à 15km d'une ligne transversale régionale.
Concernant le dernier projet à l'étude - GPSO -, l'Etat français devrait financer 40 % de la LGV Bordeaux-Toulouse (la branche vers Dax aura la même part) et il compte sur 20 % de financements européens. Les collectivités locales doivent donc apporter 40 %, soit 5,6 milliards d'euros en finançant solidairement les deux lignes construites en deux étapes.
En Allemagne, les projets imliquent non seulement le gouvernement fédéral, mais aussi les Länder et les municipalités concernés et ce à toutes les étapes de l'approbation de la planification. Cependant, les Länder ne financent pas les infrastructures, qui sont du ressort de DB Netz, le gestionnaire d'infrastructure.
Le partenariat public-privé
Au cours de la dernière décennie, la participation du secteur privé à la construction et au financement de l'infrastructure à grande vitesse européenne a fait son apparition. Les PPP sont à la mode dans les organisations internationales et dans les pays anglo-saxons depuis la fin du XXe siècle. Il s'agit de montages financiers élaborés sous l'effet d'une série de contraintes budgétaires, notamment les critères de Maastricht concernant les ratios dette/PIB des pays, ainsi que la raréfaction des financements publics résultant de la crise financière mondiale.
Le financement par partenariat public-privé (PPP), bien connu dans le secteur autoroutier, est apparu comme conforme pour soutenir un projet de ligne à grande vitesse. La France a été le premier pays à recourir à ce type de financement. Elle a élaboré son cadre PPP en 2006, et a mis en place deux modèles PPP pour des projets d'infrastructure à grande vitesse :
• la concession, où l'opérateur historique (ou l'État) charge l’opérateur privé – le concessionnaire - de concevoir, financer, construire (ou rénover), et exploiter à ses risques et périls l’infrastructure concédée. Toute concession a une fin (30-50 ans voire plus);
• Le marché de partenariat : missions confiées par la puissance publique au partenaire privé mais la rémunération du partenaire privé pour la réalisation de ces missions se fait sous forme de loyers.
Ces PPP permettent e mettre en service des lignes nouvelles dont la rentabilité n'est pas garantie, mais soulagent aussi les finances publiques. À titre d'exemple, les 4 LGV mises en service entre 2016 et 2018 en France (EST, BPL, SEA, CNM) devaient nécessiter près de 15 milliards € pour 671 kilomètres cumulés, soit 22 millions € du kilomètre. C’est une somme qui ne pouvait être couverte par les seuls péages ferroviaires, car les gains de trafic étaient limités. Il était donc nécessaire de mobiliser de l’argent public. Comme l’État ne pouvait à lui seul couvrir un montant total de subventions dépassant 7 milliards d’euros, il a été fait appel aux collectivités territoriales pour près de la moitié de cette somme. Le secteur privé a été ensuite mobilisé pour le reste :
• soit via une concession de 50 ans comme sur la SEA Tours-Bordeaux ;
• soit via des contrats de partenariat public-privé (PPP) de 30 ans, dans le cadre desquels l’entreprise qui construit et entretient la ligne ne supporte pas le risque trafic. C'est le cas de la LGV BPL (Bretagne-Pays de la Loire).
Relevons tout de même que l'incidence relativement faible du financement privé de l'infrastructure à grande vitesse observée par de nombreux auteurs s'explique selon eux par l'éventail de risques et de complications associés à ces projets, notamment l'inadéquation entre l'exigence des actionnaires de disposer de flux de recettes adéquats en temps voulu, la tendance des banques à éviter un endettement excessif de l'exécutant du projet et les caractéristiques qui composent un projet d'infrastructure à grande vitesse.