Frédéric de Kemmeter Train & signalisation - Obser-vateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités complexes de manière transversale
Les années 80-90 La SNCB, devenue une SA de droit public en 1991, commence une mue vers une gestion davantage axée sur l'entreprise plutôt que la simple administration du transport. Cela se traduit par la mise en place progressive de business units (BU) qui aboutissent, en 1998, à une nouvelle organisation orientée produits et prestations, soutenant un processus de gestion et de maîtrise des coûts et incitant à accroître le chiffre d'affaire. La SNCB tente alors de fonctionner selon une nouvelle structure. L’organigramme de l’entreprise redessiné voulait garantir un travail plus efficace et plus orienté « client ». Les trafics voyageurs national et international deviennent des entités distinctes, tandis que les directions techniques fusionnent. Chaque entité devait tenir une comptabilité propre afin de mieux cerner les résultats de chacune des activités. La BU marchandises devient SNCB-Cargo et est appelée à maîtriser ses coûts.. Entretemps, le premier train privé de la firme DLC circule en Belgique dès mars 2003.
Cela ne suffit cependant pas à remédier aux problèmes de la fin des années 90. De hauts responsables du fret se plaignent du caractère secondaire - selon eux - que constitue le fret ferrovaire, la priorité étant donnée aux navetteurs et au trafic voyageur. Selon certains chiffres, B-Cargo souffrait à l'époque en moyenne d'un déficit quotidien de 30 à 40 locomotives. Les aléas du service des trains de fret (retards, modifications,...) étaient tels que cela nécessitait jusqu'à 55 services de plantons de locomotives et conducteurs, ce qui coûtait très cher à l'ensemble du groupe. Mais certains jours, il n'y avait que 30 plantons de disponibles, provoquant jusqu'à cinquante trains de marchandises mis à l'arrêt, parfois pour plusieurs jours. Ces éléments démontrent pourquoi SNCB-Cargo s'achemine doucement vers une sortie de la SNCB...
Une stratégie dite New Cargo est mise sur pied dès 2003 pour tenter de remettre le fret dans les trains : > Des prestations locales efficientes moyennant une gestion propre des moyens de production (la polyvalence est pratiquement instaurée dans les RCC, d’autres mesures de productivité ont été prises - système Quowadis, ...) > Une traction efficace pour les grands axes internationaux (création de Sibelit sur la France et de Cobra sur Aachen pour éviter l'arrivée de la DB à Anvers-Nord,...) > Création de filiales commerciales avec moyens logistiques propres : Inter Ferry Boat (transport de conteneurs), Rail Force (secteurs chimiques et automobiles) et Xpedys (secteur métallurgique et vrac diffus).
SNCB Cargo devient entretemps B-Cargo et les documents d'époque montre que l'entreprise faisait en 2006 un chiffre d’affaires de 385,5 millions d’euros et transportait un volume de plus de 60 millions de tonnes. Malgré cela : > Le futur et le positionnement de B-Cargo manquait de clareté : une partie de la stratégie restait à préciser (notamment la relation avec la SNCF, qui voulait faire cavalier seul, ce qu'elle fera...), > L’organisation interne, les rôles et les manières de travailler manquaient aussi de définition claires; > La qualité et la productivité du transport ferroviaire de marchandises restaient encore insuffisantes; > Certains services disposaient de trop peu de compétences ou de systèmes IT, alors que d’autres services comportaient un excédent de personnel et de moyens.
Dans l'intervalle, le rail belge est scindé en trois entités au 1er janvier 2005 : B-Cargo reste intégrée dans l'entité SNCB et l'infrastructure est logée dans une nouvelle SA de droit public : Infrabel. On observe alors la montée en charge, en France, de OSR (On Site Rail), suite à la décision de la SNCF de pénétrer le marché belge en solo. OSR deviendra une filiale de la filiale en 2008, dont nous parlerons plus loin. Le groupe se présentait alors comme suit :
Un grand nombre de processus internes au niveau opérationnel, financier et administratif est modifié et modernisé. Un feedback des coûts globaux de B-Cargo est réalisé à l’ensemble du processus d’entretien des wagons de marchandises ou des locomotives, la coordination du planning des feuilles de route ainsi que le tableau de service des conducteurs de trains, des locomotives, de la gestion du personnel ou de l’informatique. Sur le plan opérationnel, B-Cargo suit une vision globale tente d'offrir un paquet de services sur mesure dans toute l’Europe en collaboration avec ses filiales spécialisées et d’autres partenaires, notamment à travers SIDEROS, en collaboration avec Fret SNCF, pour le transport du minerai de fer, de la ferraille et des produits métallurgiques pour l’industrie sidérurgique européenne. Cela démontre cependant la poursuite d'une politique axée sur les produits lourds, réputés sur le déclin. Le groupe songe aussi à l’utilisation de trains plus longs, pour passer de 440 mètres de long jusqu’à 750 mètres. Au niveau du personnel, l’effectif de la division fret a sérieusement augmenté en quelques années, passant d’environ 448 agents en 2004 à 2 904 travailleurs en 2005 puis redescendant en 2008 à 2 619 cheminots. La reconfiguration du parc de locomotives engendre des contrats de location dès 2007 auprès du loueur Alpha Trains.
Malgré toutes ces stratégies, B-Cargo semblait encore vivoter dans un contexte de crise récurrente. Karel Vinck, dernier CEO de la SNCB unitaire entre 2002 et 2005, pensait déjà que la survie de B-Cargo passe par une alliance avec d’autres acteurs du secteur en vue d’une réduction des coûts et de réaliser des économies d’échelle. En 2007, les pertes financières demeuraient très importantes : la situation s’était certes un peu améliorée, mais une perte opérationnelle d’environ 80 millions EUR subsistait, qui va s'amplifier encore davantage avec la crise de la même année, où d'importantes pertes de trafic sont enregistrées. Dans une note de 6 novembre 2008, Inge Vervotte, la ministre de l'époque, demande alors de présenter un plan avec lequel B-Cargo atteindrait une stabilité financière de ses secteurs commerciaux dans les trois ans, soit pour 2011.
En juin 2009, B-Cargo présente des chiffres dans le rouge : 160 millions de pertes sur 340 millions de ventes. Les fonds propres sont inférieurs à 200 millions d'euros et à politique inchangée, les capitaux propres seraient vite consommés, sans possibilité de recapitalisation. C'est là que vient l'idée de migrer vers une entreprise autonome via une filialisation intégrale.
Au niveau opérationnel, les grandes gares de triages tombent les unes après les autres : Anvers-Nord devient le point nodal de tout le pays, et les sites de Gent-Zeehaven, Liège-Kinkempois ou Charleroi-Monceau (2012) deviennent secondaires, avec davantage un rôle de gare de formation. D'autres s'arrêtent purement (Châtelet, Stockem,...). Le magazine interne de la société est sans ambiguité sur le rôle d'Anvers : « En Belgique, le port d’Anvers et ses environs demeurent les moteurs des activités de B-Cargo.» Avec sa politique de « manager de corridor », BCargo privilégiait les grands axes internationaux, grâce à la mise en place de stratégies d’alliances avec les réseaux voisins via Sibelit sur l’axe Anvers – Milan ou l' alliance Cobra sur l'Allemagne. Cette politique se traduit par un plan de charge en 2009 qui prévoyait une baisse des opérations de triage: > Anvers : maintien du 3 x 8 > Monceau: 1.5 shift > Gand: 1.5 shift > Liège: 3 x 8 (sans bosse de triage)
Le groupe BCargo entérinait ainsi une massification des flux de marchandises sur les corridors les plus importants, conduisant à une augmentation de la fréquence des trains, ce qui revenait à une réduction des coûts et unemeilleure qualité. Les ateliers de wagons font aussi l'objet d'une rationalisation : Merelbeke disparait et est transféré à Gentbrugge, qui devient l'AC Wagon de tout le pays, Cuesmes (Mons) était appelé à se réorienter vers les voitures voyageurs. Subsistaient encore les ateliers de Monceau et d'Anvers, quand une incertitude persistait pour Stockem, Kinkempois ou Hasselt, par exemple. Par ailleurs, le gouvernement fédéral ayant décidé le 6 février 2009 d’appliquer la réduction des charges sociales pour le travail de nuit et en équipe, comme pour les heures supplémentaires, définis dans le cadre d’un accord social 2009-10, il devenait également d'application pour les entreprises publiques, ce qui signifait que la mesure devenait d’application pour les secteurs commerciaux (i.e., Voyageurs international et Fret). L'impact de cette mesure était estimé sur l’activité fret SNCB de l'ordre de 10 à 15 millions sur base annuelle.
Vers une entreprise à part entière : la nouvelle SNCB-Logistics Le 24 décembre 2009, Inge Vervotte, ministre CD&V de tutelle, introduisit un dossier auprès de la Commission européenne, laquelle approuve en mai 2010 la nouvelle et ultime capitalisation du fret ferroviaire moyennant la condition d'un filialisation complète des activités, jugeant que cela assurait la viabilité du fret de la société ferroviaire sans fausser la concurrence sur le marché intérieur.
BB
Les statuts de SNCB Logistics, une SA, sont publiés au Moniteur belge en février : c'est la naissance de SNCB Logistics sa, 100% filiale de la SNCB. Nous sommes toujours à l'époque du rail en trois entités. Mais deux conditions cruciales sont instaurées pour mener à bien l'opération : > un financement pour pouvoir travailler aux conditions du marché (d'où la demande d'autorisation d'ultimes subsides à l'Europe); > plus révolutionnaire, une adaptation des règlesHR couplée à une solution de soutien pour le personnel excédentaire.
Autre révolution, la nouvelle société, en tant que filiale et donc société, doit demander auprès d'Infrabel une licence, qu'elle obtient le 20 avril 2010, afin de pouvoir opérer sur le réseau belge, à l'égal des sociétés privées déjà présentes. Les certificats de sécurité seront reçus vers la fin 2010 et le transfert du personnel débuta courant 2011, de même que toutes les activités fret: filiales commerciales, production, traction,... SNCB-Logistics commença à gérer sa propre flotte de locomotives, en poursuivant la politique de location de locomotives TRAXX auprès d'Alpha Train.
SNCB Logistics évolue alors dans un groupe de transport ferroviaire représenté ci-contre à droite. Sortie de la SNCB, SNCB-Logistics a commencé à fonctionner comme le secteur privé, mais avec trois types de contrats de travail différents et trois statuts de travailleurs différents. Le transfert de cheminots vers la nouvelle filiale se fît sur une base volontaire tout en gardant leur situation d’agents statutaires, si ce n'est pour une durée bien déterminée. Les agents contractuels, eux, devaient ainsi cohabiter avec des agents statutaires en réalisant de plus en plus les mêmes prestations.
Aspect important : les ateliers wagons et les RCC (Rail Cargo Centers) ne sont pas repris au sein de la filiale mais restent chez le transporteur national SNCB. A contrario, le personnel, les locomotives et la prestation de services ne feront progressivement plus partie de la SNCB, l'entreprise nouvelle reprenant à sa charge le planning traction, le planning de production, l'ICT, la gestion des flottes de wagons ainsi que les finances et l'administration. Elle recrute désormais ses contractuels aux conditions du marché. L'éloignement de la maison mère se précise de plus en plus.
Que deviennent certaines filiales ? Hormis pour IFB, il n'y a pas de doutes que 2008 fût une grande année en matière de filiales. > IFB : l'ancêtre de la Société belgo-anglaise des Ferry-boats (1923) fusionna jadis avec Edmond Depaire pour former, non pas un transporteur en tant que tel, mais un fournisseur de transport combiné, principalement axé sur les conteneurs maritimes. Postée à Anvers et Zeebrugge, cette filiale de B-Cargo puis B-Logistics devenait la vache à lait du transport de fret, en fournissant au début des années 2000 près de 40% de t/km du transporteur ferroviaire, avec l'aide de 210 personnes. IFB lança au début des années 2000 son réseau Narcon pour relier d'autres terminaux en Belgique, au départ du tout nouveau Main Hub, un terminal à conteneurs conçu pour le rail et la massification des conteneurs du port d'Anvers. En avril 2009, IFB a absorbé TRW, une société de transport combiné terrestre appartenant à des transporteurs routiers, dans le but de mettre fin à la dualité qui consistait à séparer le transport des caisses mobiles terrestres, des conteneurs maritimes, ceci afin de massifier le taux de charge des trains. De nos jours, un train de transport combiné est en effet un mélange à la fois de conteneurs maritimes et de caisses mobiles, voire de semi-remorques routières. Nous parlerons d'IFB et de l'ancienne TRW plus en détails à une autre page. > Xpedys, créée en 2008, est la conséquence de l'expérience avortée de Sideros avec les chemins de fer français (SNCF). Elle est spécialisée dans le trafic diffus, essentiellement pour les produits agricoles (céréales, sucre, produits énergétiques dérivés des céréales, betteraves, etc.) et de vracs secs (minerais ferreux et non ferreux, ferrailles, cokes, charbon, granulats, déchets et matériaux de construction). Xpedys tente ainsi seule la rennaissance du trafic diffus, très critiqué par certains clients, et qui aboutira plus tard au concept GNX, avec succès cette fois, et dont nous parlerons à une autre page. > (Rail Force) fût la troisième filiale spécifique à deux produits bien distincts : les autos et la chimie. Il s'agissait avant tout de grands contrats tels les deux trains quotidiens entre Anvers et Ludwigshafen pour le compte de BASF ou le train Volvo de pièces détachées entre Almhult (Suède) et Gand. On y comptait aussi le transport automobile, avec des trains tels Eisenach-Zeebrugges (2x par semaine pour Opel), Steindorf Zeebrugges (1 fois par semaine pour Nissan) ou encore Osnabrück-Kortenberg (6 fois par semaine pour Dieteren, du groupe VW). En 2011, Rail Force a été absorbée par Xpedys. > OSR France, créée en 2008, opérait dans les Hauts de France par la desserte d’embranchements particuliers ou la traction de trains complets pour le compte de divers clients, en chimie, métallurgie ou céréales. OSR France est devenue également, après appel d'offre, l'opérateur ferroviaire interne du port fluvial de Strasbourg. L'option un temps envisagée de créer une filiale OSR Belgique, également spécialisée dans la desserte fine des industriels, n'aura finalement pas été mise en pratique.
A la recherche d'un actionnaire costaud Déjà apparue dans des discussions gouvernementales en juin 2012, la réorganisation du groupe tricéphale SNCB se précise, sur base des conclusions reprises dans le projet de rapport de la Cour des Comptes. Le groupe revient àdeux entités au 1er janvier 2014- SNCB et Infrabel - et B-Logistics reste logée en tant que filiale du transporteur national. L’option d’une revente, impensable quelques années auparavant, devient au fil des mois de plus en plus plausible. Elle aura lieu en 2015 avec la prise de participation du fonds français Argos Soditic, spécialisé dans les buy out, pour acquérir 69 % de la filiale pour 20 millions d'euros, les 31% restant aux mains de la SNCB. Pourquoi un tel actionnaire et pas un transporteur voisin ? Parce que la direction de B-Logistics avait démontré entretemps qu'une entreprise ferroviaire purement belge était viable, et hautement préférable à une absorption pure et simple par un voisin. Les intérêts anversois, pour qui tourne finalement la majeure partie du trafic de fret ferroviaire belge, étaient prépondérants. Mais pour arriver à une entreprise de fret ferroviaire viable, il fallait fonctionner comme une entreprise privée, trouver de nouveaux marchés et entreprendre de nouvelles méthodes de travail. Argos Soditic présentait cette garantie de viabilité et fût donc choisie.
Pour entériner cette politique, B-Logistics remania son branding et présenta son nouveau nom le 27 avril 2017 : Lineas. Une page de l'histoire tumultueuse du fret ferroviaire belge était tournée.