Le système de franchisage en Grande-Bretagne

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> Les quatre régimes du transport ferroviaire en Europe
> Un aperçu du transport ferroviaire britannique - Le contexte politique du monde anglo-saxon
> Tableau des 16 franchises - Les opérateurs passés et présents
> Qui peut soumissionner ? - Les principes du franchisage britannique - Les conditions économiques nécessaires
> La William's revue de 2020

Ce qu'il faut en retenir : 
• Un système en dehors des prescriptions de la Commission européenne;
• Des tâtonnements dommageables de la part du Department for Transport (DfT);
• L'absence dans le monde anglo-saxon de politiques sociales à l'instar des pratiques européennes;
• Une forte hausse des trafics a été enregistrée mais un prix du train assez élevé;
• Un système vulnérable en cas de conditions économiques défavorables;
• La capacité des britannique à se remettre en cause avec l'arrivée de nouvelles formes de franchises;

Demain

Contexte politique
Dans la tradition très francophone de rejet du monde anglo-saxon, il est commode de prendre le cas anglais comme repoussoir, y compris dans le monde académique. Dans les pays d'obédience latine, mais plus particulièrement en France et en Belgique, la simple évocation que d'autres opérateurs puissent faire du chemin de fer a toujours provoqué des réactions virulentes et émotionnelles. Cette mise au point préalable nous indique la nécessité de prendre les conclusions francophones avec toute la prudence qui s'impose...

Tout part de cette habitude en sciences sociales d'opposer le modèle social britannique au modèle social d'une Europe qui a souvent vécu avec des coalitions gouvernementales sociales-démocrates depuis l'après-guerre. Le modèle anglo-saxon serait plus influencé, dit-on, par les principes du libéralisme et de l’intervention minimale de l’État tandis que l’autre serait fondé sur la solidarité et la protection des travailleurs. Les nuances d'usage doivent ici être rappelées : 
• Les anglais restent effectivement attachés à un modèle économique fondé sur le libre-échange et la dérégulation;
• Les services de l’Etat sont assurés par des ministères et des agences ;
• Au sens strict, seuls les agents travaillant pour des ministères ou leurs agences exécutives sont fonctionnaires (civil servants). Cela représente environ 10% des agents publics;
• La majorité des agents publics (public servants) sont employés sur une base contractuelle et sont soumis à la législation du travail de droit commun. Les conditions d’emploi sont très variables entre les employeurs publics;
• Le chemin de fer n'est plus une administration publique et ses travailleurs n'ont donc pas le statut de fonctionnaire.

Munis de ces indispensables balises, on peut mieux appréhender la politique ferroviaire du Royaume-Uni.
De British Rail aux franchises
La privatisation pure et simple du rail britannique fut voulue, non pas par Margareth Thatcher, qui n'était plus au pouvoir dès décembre 1990, mais par le gouvernement de John Major : elle est sans aucun rapport avec l’idée de libéralisation voulue par la Commission Européenne. La vision ferroviaire britannique a pris un chemin plutôt inédit. La politique britannique a été créé par le Railways Act 1993 dans le cadre de la privatisation de British Rail, lequel permet : 

• soit d'exploiter une ligne ou un ensemble de lignes par le biais d'un contrat de franchise;
• soit d'exploiter une ligne ou un ensemble de lignes en open access sans contrat, avec prise de risques intégrale.

Infrastructure
Le réseau ferroviaire britannique est une entreprise qui ne s’appelle plus Railtrack mais Network Rail depuis 2004. Il s'agit bien d'une entreprise de droit privé, mais 100% aux mains de l’État britannique. Cette séparation est analogue à ce qui se pratique en Suède (Trafikverket), aux Pays-Bas (Pro Rail), en Belgique (Infrabel) ou encore en Espagne (Adif). Les 34.000 employés de Network Rail ne sont pas au statut tel que l'entendent les français et les belges, et cela n’a pas empêché le réseau d’être le plus sûr d’Europe depuis 10 ans. Comme toutes les entreprises d'infrastructure ferroviaire en Europe, intégrées ou non, Network Rail est aussi confrontée à la modernisation et à la recherche de plus de capacités. Il ne s'agit donc pas d'une spécificité britannique d'autant que ces dernières années, le gestionnaire britannique a beaucoup investi en renouvellement.

Le trafic voyageurs, grande ligne et local
Le modèle anglais pour le transport voyageurs, fonctionnait en 2019 avec un système de 16 franchises géographiques attribuées à un seul opérateur en monopole. Ce système sort complètement du cadre traditionnel de la libéralisation tel que l'envisageait la Commission européenne. Les franchises duraient à l'origine au moins sept ans et couvraient une zone géographique ou un type de service défini. La concurrence s'effectue par le biais d'appel d'offre auxquels peuvent répondre toute entreprise ferroviaire ad-hoc muni d'un certain nombre de certificats et d'autorisations.

Au fil des ans et de l'expérience, le système a évolué, réduisant le nombre initial de 25 franchises à 17 puis 16 grâce à une série de fusions. En dépit des incertitudes économiques apparues dès 2016, et liées à la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, le franchisage a continué d'être la principale forme de prestation de services ferroviaires voyageurs en termes de kilomètres parcourus. La liste des franchises fin 2019, avant la William's revue, était la suivante : 

• Cross Country franchise 
• East Anglia franchise 
• East Midlands franchise 
• Essex Thameside franchise 
• Great Western franchise 
• InterCity East Coast franchise 
• InterCity West Coast franchise 
• London and the south-east 
• Northern franchise 
• South Eastern franchise 
• South Western franchise 
• Thameslink, Southern and Great Northern franchise 
• TransPennine Express franchise 
• Wales and Borders franchise 
• West Coast Partnership franchise 
• West Midlands franchise

Deux opérateurs exploitent des trains dans le cadre de l'open access, c'est à dire sans franchise et avec tous les risques commerciaux à leur charge. Le transport ferroviaire de marchandises est quant à lui entièrement exploité sous le régime de l'open access.

Comment soumissionner ?
Le Departement for transports (DfT) est l'autorité responsable de l'attribution des franchises du réseau ferroviaire britannique. Sur leurs aires respectives, Transport Scotland, Transport for London, Merseytravel (Liverpool) et le gouvernement gallois attribuent des contrats et édictent les règles à suivre pour soumissionner.

Au niveau du seul DfT, le "passeport" du questionnaire de préqualification (pre-qualification questionnaire - PQQ) est un document préalable et indispensable pour concourrir aux appels d'offre des franchises. Les détenteurs d'un tel PQQ ont ainsi la possibilité de concourrir pour plusieurs franchises sans avoir à soumettre à chaque fois les mêmes informations techniques détaillées.
 Les détenteurs d'un passeport PQQ fin 2019 étaient : 
 
• Abellio Transport Group Limited 
• Amey Rail Limited 
• Arriva UK Trains Limited 
• East Japan Railway Company et Mitsui & Company Limited (Consortium) 
• First Rail Holdings Limited 
• Go-Ahead Holding Limited 
• Govia Limited 
• Keolis ( UK ) Limited 
• Metroline Rail Limited 
• MTR Corporation ( UK ) Limited 
• National Express Trains Limited 
• Nuovo Trasporto Viaggiatori SpA ( NTV ) 
• Renfe Viajeros Sociedad Mercantil Estatal SA 
• SNCF C3 
• Stagecoach Group Plc 
• Transdev Plc 
• Trenitalia SpA 
• Virgin Holdings Limited

L'ensemble des documents et des processus sont fort bien repris à cette page gouvernementale.
Les principes du franchisage britannique
En remportant une franchise, le prestataire devient officiellement un "franchisé" et dispose ainsi du droit d'exploiter des services de passagers sur une partie du réseau ferroviaire de la Grande-Bretagne en tant qu'entreprise commerciale dans le cadre du contrat convenu avec le gouvernement : c'est qu'on appelle un contrat de franchise.

Chaque franchise reçoit un prestataire qui est une entreprise privée disposant de son personnel et des trains (
train operating companies - TOC). Au total, 28 TOC exploitaient réellement une franchise de transport ferroviaire de voyageurs sur le réseau en 2020, en incluant les réseaux de métro londoniens. Un TOC peut exploiter plusieurs franchises, d'où l'intérêt du PQQ décrit plus haut. Dans le cadre de leurs franchises, les TOC exploitent et louent leurs matériel roulant, recrutent leur propre personnel, gèrent la majorité des gares de leur réseau, des dépôts et des installations de nettoyage des trains. Cinq compagnies roulaient en open access en 2019, dont la plus connue est Eurostar, tandis que 4 autres seraient prévues dans les prochaines années.

Qui exploite les gares ?

Les 20 gares les plus importantes sont gérées et exploitées par Network Rail. Les autres, près de 2.500, sont gérées par le titulaire de la franchise. Cela concerne environ 20.000 trains par jour ouvrable. 

Les accords de franchise comprennent  tous les détails sur les normes de performance que les franchisés doivent respecter et les dispositions des mesures correctives qui seraient prises en cas contraire, y compris la résiliation éventuelle d'une franchise en cas de non respect de tout ou d'une partie du contrat.
Le franchisé c2c (Trenitalia) avec une de ses rames qui entre en gare de Grays, le 22 avril 2018 (photo Derek Hoskins via license flickr)
La très belle petite gare de Richmond, le 26 janvier 2018 (photo David Skinner via license flickr)
Le système britannique n’est donc pas une concurrence sur les lignes, mais une concurrence pour obtenir un réseau à gérer en monopole durant 8 à 15 ans. C’est une concurrence « pour un marché », comme en Allemagne ou ailleurs, sauf que les décisions sont toutes centralisées à Londres.

Le processus de franchisage ferroviaire implique la fixation par le gouvernement des spécifications et des exigences sur ce qu'il souhaiterait qu'une franchise atteigne au cours d'une période donnée. Les franchisés doivent exécuter les services de trains définis, atteindre des niveaux spécifiés d’efficacité, de fiabilité, de ponctualité et les franchises les plus récentes comportent des indices de satisfaction client. Ces spécifications et exigences incluent : 
• Le niveau de service ferroviaire; 
• La mises à niveau de la station; 
• Les mises à niveau des trains; 
• Les objectifs de performance globale; 
• Les objectifs de satisfaction des passagers; 
• L'amélioration des tarifs et de la billetterie;

Les soumissionnaires potentiels doivent déterminer ce qu'ils peuvent offrir, comment atteindre ces objectifs et s'ils peuvent offrir des avantages supplémentaires. Or tout cela demande une gestion financière sophistiquée.

Les contraintes financières
Les opérateurs ferroviaires travaillent dans une industrie très inhabituelle au niveau des revenus : leurs activités sont limitées par des accords de franchise qui déterminent les services qu'ils doivent exploiter et, dans une certaine mesure, les revenus qu'ils peuvent retirer. Explications.

Quand un soumissionnaire remporte une franchise, il doit verser annuellement des primes au gouvernement. Ce qui signifie que lorsque les franchises sont mises en adjudication par le gouvernement, les sociétés soumissionnaires sont souvent tenues de fixer un « revenu cible » : combien de recettes elles espèrent retirer de l'exploitation de la franchise. Le facteur le plus important pour les opérateurs est donc le revenu par voyageur, qui est conditionné par le volume de personnes utilisant leurs services. Et c'est là que se situe le risque majeur : ce système ne fonctionne qu'avec des indicateurs économiques en croissance.

À l'origine de ces contraintes financières, les politiques britanniques comptaient sur cette concurrence par appel d'offre pour obliger les franchisés à :

• investir sans relâche dans de nouveaux trains ce qui aurait pour effet...
• d'attirer plus de voyageurs ce qui aurait comme effet...
• d'obtenir plus de revenus, dont une bonne partie revenait dans les caisses de l'État.

En 2011-2012, les TOC en Grande-Bretagne ont rapporté un total d'un peu moins de 7,2 milliards de livres sterling (avant subvention). À Comparer avec les coûts : sur la même période, les TOC ont dépensé 5,9 milliards de livres sterling, principalement en personnel, matériel roulant et péages pour Network Rail, ce qui laisse un excédent de 2 milliards de livres sterling. Mais attention, excédent ne signifie pas profit, car il ne prend pas en compte les déductions fiscales lors de la comptabilité.

Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne et chaque franchise est différentes. Ainsi, en 2011/12, c'est Northern Rail qui a touché le plus de subventions, soit 303 millions de livres sterling, tandis que South West Trains a remboursé le plus au gouvernement, soit 243 millions de livres sterling.

Si les franchisés tombaient nettement en dessous des objectifs fixés dans le contrat de franchise (après la 4e année), le gouvernement revenait en soutien. S'ils dépassaient sensiblement l'objectif, ils remboursaient davantage le gouvernement, et vice versa. Un effet boule de neige qui ne peut être effectif qu'en cas de croissance économique continue. Pour éviter « la routine et la somnolence » du franchisé, deux ans avant son achèvement, le gouvernement britannique lançait un nouvel  appel d'offres pour générer de nouvelles offres compétitives. Ce cercle vertueux avait cependant des limites...
Deux rames diesel Class 171 de Southern Railway se croisent en gare de Rye, le 5 août 2016 (photo Roger Marks via license flickr)
À qui profite le marché britannique ?
Les marchés pour le programme InterCity Express, Thameslink ou encore Crossrail sont devenus récemment fort controversé pour une autre raison : l’attribution des contrats à des entreprises basées en dehors du Royaume-Uni. Ce n’est en effet pas un mystère que les trois principaux chemins de fer d’Europe sont « présents » en Grande-Bretagne. Selon Buzzfeed, les chemins de fer de l’Etat français, allemands et néerlandais concourent à l’ensemble des franchises ferroviaires du Royaume-Uni, en termes de miles parcourus de passagers.

Comme l’a signalé Touchstoneblog, une recherche du syndicat RMT montrait que les trois quarts des franchises ferroviaires du Royaume-Uni étaient encore détenues vers 2015 par des entreprises publiques ou ferroviaires européennes. La SNCF française via Keolis, la DBAG allemande par Arriva et les chemins de fer néerlandais NS via Abellio. Sur les 309 millions de passagers/miles parcourus sur les trains britanniques en 2012-13, 159 millions l’ont été par des franchises entièrement ou partiellement détenues par un chemin de fer étatique étranger. Cela énerve Dan McCurry, un militant du parti travailliste : « Nous mettons ces franchises en adjudication parce que nous voulions que le secteur privé fournissent leur savoir-faire en gestion. Il s’avère que ces sociétés ne sont pas du secteur privé, mais par exemple ceux d'autres états_». Un raisonnement incorrect car les sociétés incriminées, Keolis, Arriva ou Abellio, agissent comme de pures entreprises privées, sans aucun rapport avec la fonction publique de leur maison mère...
Rame Class 175 gérée par Arriva, filiale de la Deutsche Bahn, en gare de Cardiff, le 08 octobre 2018 (photo Nicky Boogaard via license flickr)
Rame Class 350 du London Midland, filiale de Govia (35% des parts chez Keolis/SNCF)  (photo Roger Marks via license flickr)
Des risques (devenus) trop importants ?
Le franchisage britannique a été une activité très compétitive au début. C'est ce qu'on peut analyser, surtout avant le crash financier de 2008. Mais ensuite, au fur et à mesure, les marges qui étaient généralement de 5 à 7% au début des années 2000 ont pris la courbe descendante pour arriver vers 2018 à une moyenne de 2%. Déjà en 2009, par exemple, National Express a fait défaut sur la franchise de la côte Est en raison précisément du ralentissement économique et de la hausse des prix du carburant. Stagecoach, qui reprenait la même franchise, a rapidement conclus en 2017 que la croissance des revenus de l'activité voyageurs serait insuffisante pour couvrir l'augmentation des primes à reverser au gouvernement. 
 
Des principes à revoir
Ces dernières années, le système a connu plusieurs dérapages. Le Departement for Transport (DfT) a tenté d'encourager des offres agressives de la part des opérateurs ferroviaires afin de maximiser les revenus qui lui reviennent en retour. De nouvelles franchises furent ainsi gagnées sur base d’objectifs « héroïques », dixit un expert du secteur. Fin 2017, ces experts ferroviaires estimaient qu’aux moins quatre franchises pourraient être mise en difficulté après avoir surestimé le nombre de voyageurs et les montants à verser au DfT au cours de la transaction.

C'est qu'entretemps, le Brexit était annoncé comme un feuilleton sans fin et, plus globalement, le Royaume-Uni n'obtenait plus les taux de croissance économique qu'il avait au début des années 2000. Tout cela a joué sur les prévisions de trafics, et donc sur les revenus et a rendu le business un peu plus incertain. Dean Finch, le PDG de National Express Group décla-

rait en 2017, lors de la présentation des résultats du groupe en Allemagne, que « le marché ferroviaire actuel au Royaume-Uni est un marché qui, selon nous, n'est pas aussi attrayant que nos autres opportunités de croissance (…) Les contrats allemands sont plus petits et moins risqués que les franchises britanniques, avec des investissements de démarrage relativement faibles. » Voilà qui incitait à énumérer les bases d’une amélioration du système, dans un contexte d’incertitude économique et politique lié au Brexit. 

Terminons par le commentaire de cet internaute anglais sur LinkedIn en 2017, et qui résume tout : « Bien que le système actuel ne soit pas parfait, et qu'aucun système de cette envergure ne soit susceptible de l'être, certains d'entre nous sont assez vieux pour se souvenir de British Rail, [pour se rendre compte] que le système est tellement
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Une des plus grosse franchise, celle de la Côte Ouest, fut exploitée par Virgin 23 ans durant  (photo Michael Garnett via license flickr)
meilleur maintenant [alors] que certaines des anciennes lignes fermées par Beeching sont à présent réouvertes. En fait, [le chemin de fer] a presque été victime de son propre succès, et l'investissement n'a tout simplement pas suivi la demande. Cependant, quiconque travaille avec l'industrie ferroviaire sait qu'il y a beaucoup de nouveaux investissements qui amélioreront le système. » Tout est dit...

Depuis 2019, on observe de grands changements dans la structure de Network Rail, qui décentralise son management. Dans l'intervalle, en septembre 2018, la Williams Rail Review a été créée pour examiner la structure de l'ensemble de l'industrie ferroviaire et la façon dont les services ferroviaires voyageurs devraient désormais être fournis. L'examen, prévu pour la fin 2019 ou le début 2020, formulera des recommandations de réforme qui devraient donner un nouveau souffle au système ferroviaire britannique.
Train intercity Class 800 024 du GWR qui annonce le renouveau en gare de Newport, 10 juillet 2018 (photo Hugh llewelyn via license flickr)